Les Fragments du Vide

Les Noces Amarante
竜也の物語

Nous y voilà, honorable lecteur.

Ta pugnacité à lire ma modeste geste des Fragments du Vide sur ces trois années entières n’aura pas été vaine.

Car c’est ici que tous les fils de mon récit convergent pour tisser le nœud d’un évènement qui est à la fois une fin et un commencement. Il annonce une période de troubles si terrible que l’équilibre même du monde de Rokugan en sera altéré. En couchant ces mots sur le rouleau de papier à la lueur de ma chandelle, mon pinceau tremble encore de l’effroi que j’ai connu cette année-là.

Cette année 1123 s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices.

Kakita Sheru, très honorable bushi du clan de la Grue, ancien Shikken impérial, l’homme que j’ai juré de protéger et que je sers depuis bientôt six années, va se marier cette année. Sa promise n’est autre que Yogo Ikumi, la très honorable shugenja du clan du Scorpion, nièce du daimyo de la famille Yogo et chasseuse de maho-tsukai émérite. C’est aussi la meilleure amie de son garde du corps yojimbo, la fidèle Daidoji Yuki.

Leur union est un événement d’importance pour les familles Kakita et Yogo, mais aussi pour la Grue et le Scorpion, car les tensions entre les clans majeurs n’ont cessé de se multiplier ces derniers temps. Et tous les signes d’apaisement sont accueillis favorablement par ceux qui aspirent à voir l’Empire en paix. Au point même que l’Empereur Hantei XXXVIII, le Fils des Cieux en personne, accorde sa bénédiction au couple. L’union sera célébrée dans le palais impérial en la capitale d’Otosan-Uchi. Pour ne rien gâcher, je crois qu’une certaine forme d’affection s’est établie entre les deux promis. Kakita-sama a dans les premiers temps effectué une cour très protocolaire, mais nos pérégrinations en terres Scorpion et Phénix les ont rapprochées petit à petit. Une conséquence importante de ce mariage est que Kakita-sama prendra le nom de Yogo. En effet, Yogo Ikumi-sama ayant une lignée particulièrement remarquable, la famille Kakita a accepté cet honneur en respectant les anciennes coutumes. Je ne sais quoi en penser. La vieille personne que je suis aura un peu de mal à s’habituer à appeler correctement Yogo Sheru-sama par son nouveau patronyme.

Mais un temps pour chaque chose. Et j’ai donc eu fort à faire en ce début d’année en ma qualité de conseiller de Kakita-sama pour participer à l’organisation des festivités. C’est d’ailleurs aussi le fardeau de son conseiller spirituel, le jeune Isawa Kazehiko. Le tempétueux shugenja du Phénix a bien murit depuis que je le connais. Ces derniers mois furent l’occasion de prendre nos quartiers dans la cité impériale, si immense et fourmillant de lieux et de personnages attachants. Le centre de l’Empire d’Emeraude est fidèle à sa réputation mais nous avons fini par trouver nos aises dans ce labyrinthe recelant bien des surprises.

En ce treizième jour du mois du Coq, je n’ai jamais été aussi proche du cœur du monde des hommes. Comme des boîtes gigognes rangées harmonieusement, la cour intérieure dans laquelle nous nous trouvons se situe dans l’enceinte du Palais impérial, lui-même lové dans le sein de la Cité Interdite, qui elle-même se dresse au centre de la Cité Intérieure, entourée par les nombreux quartiers du reste de la capitale.

L’été est terminé, mais la température reste douce pour la saison. Les quatre camphriers parfaitement entretenus à chaque coin de la cour ont conservé leur livrée sylvestre. Cette vaste cour intérieure accueille un petit sanctuaire de bois peint en rouge, à l’architecture rudimentaire et très ancienne. Sous son toit se trouve un bassin entouré de neuf pierres, certaines couvertes de mousse. J’imagine une référence discrète aux kami, eux qu’on ne peut représenter dans les arts. Je devine quelques carpes koi qui tournoient sous la surface de l’eau. C’est ici que Kakita-sama et Yogo-sama se réunissent pour sceller leur union. Lui, est habillé d’un kamishimo blanc et rouge cérémoniel, qui arbore le mon de la famille Yogo, un masque fait de plumes enflammées. Elle, porte le shirokumu traditionnel, le kimono blanc des mariées, symbole d’innocence. Le rite de purification terminé, ils font tous deux face au vieux prêtre de Shinsei qui leur tend un plateau en bois laqué portant un service à saké pourvu d’une seule coupe en terre cuite. Un shamisen égrène quelques notes pendant que, très lentement, les époux se servent et boivent tour à tour, avalant le breuvage en trois gorgées. Mon cœur se serre : les voilà unis devant les kamis. Le reste du saké est versé par le prêtre sur la plus grosse des pierres, et je devine ce geste comme un rite Shintao en hommage à l’Empereur. Je ne peux m’empêcher de remarquer le regard troublé d’Ikumi-sama alors que les mariés entrent dans le bâtiment attenant, rapidement suivis par leurs invités.

La salle d’audience publique est le lieu choisi pour le repas de noce. L’endroit est très beau, haut de plafond avec une fine marqueterie au sol. Les poutres sont sculptées de différents animaux et mon regard s’attarde sur ce dragon aux écailles bien dessinées qui semble sortir d’un nuage et me fixer de ses yeux vides. L’artisan qui a réalisé cela était un maître. Une troupe de musiciens Grue joue une musique agréable alors que les convives s’installent sur les tables sobrement décorées de quelques fleurs séchées agencées avec un goût trop subtil pour le vieux rustre que je suis.

J’entends le froufrou de la vague des étoffes des gens qui s’agenouillent avant de le voir s’approcher.

L’Empereur d’Emeraude. Le fils du Soleil et de la Lune en personne fait son entrée. Il est accompagné de sa suite et se dirige jusqu’à son trône. Parmi elle, je reconnais Bayushi Shoju, Champion du clan du Scorpion et Maître Espion Impérial ainsi que son épouse la belle Bayushi Kachiko, Conseillère Impériale.

Je m’agenouille à mon tour, comme tout le monde. J’entends l’Empereur deviser avec Bayushi Shoju. Je ne suis pas capable d’entendre distinctement ce qu’ils disent, mais je ne peux m’empêcher de lever le nez pour entrevoir la scène.

Juste à temps pour voir Bayushi Shoju dégainer son antique katana et dans un geste fluide, trancher la tête du souverain céleste.

L’été terminé,
Du plus haut chrysanthème —
Tombe la tête.

Le temps s’arrête un instant. Je suis pris d’un vertige alors que la tête tombe au sol dans un bruit mat outrancier sur les lattes du plancher. Les yeux exorbités, son visage reste figé dans un rictus de surprise.

La seconde qui suit, les gardes du corps du Champion du Scorpion exécutent les miharu, la garde d’élite rapprochée de l’Empereur avant même qu’ils ne puissent réagir.

Mon ki s’embrase et afflue dans mon crâne. Je serre les mâchoires pour contenir la douleur des pensées qui s’accélèrent sous l’effet du kiho. Un flot d’images se superposent sous mes yeux : les premières flammes de la guerre à Kenson Gakka, le regard triste de Yogo Ikumi, les inquiétantes prophéties d’Uikku trouvées dans le labyrinthe de Bayushi Kyuden, les visions incomprises dans la fumée d’encens, les vérités effleurées lors de notre plongée dans les royaumes spirituels… et le regard implacable d’un dragon de bois sculpté qui me juge. Je réprime la nausée qui monte en moi.

L’ordre incongru de Togashi Yokuni-dono invitant tous les membres du clan du Dragon à quitter la capitale pour retourner dans nos montagnes prend à ce moment-là un sens tout particulier. Il savait, il était au courant.

En ce moment précis, c’est l’ordre céleste tout entier qui est défié par un seul homme. Bayushi Shoju. Un coup d’État. Mais pourquoi ? J’en suis certain, le clan du Scorpion est condamné. Quels que soient leurs stratagèmes, ils ne pourront lutter contre les autres clans qui s’allieront contre eux. La prise de risque est immense, et malgré sa réputation de duplicité, le Scorpion a toujours été un des plus diligents serviteurs de l’Empire. Quelque chose m’échappe. Quelque chose d’important.

Face à moi, comme moi, mes amis sont stupéfaits. Tous sauf une. Yogo Ikumi murmure d’une voix douce « Pardonne-moi » à son époux, avant de se planter un couteau acéré en plein cœur.

Tapi en son sein,
Le maléfice s’étend —
Pétales de sang.

Kakita-sama semble mort au-dedans, comme une statue inanimée. Yuki-san est encore plus pâle que ses cheveux quand elle voit sa précieuse amie se suicider de la sorte. Des étincelles vertes émanent des poings serrés de Kazehiko-kun qui fixe la scène d’un regard où se mêle rage et stupeur.

La pauvre mariée était bien sûr au courant du stratagème. Elle n’a pas eu d’autres choix que de suivre des ordres qui la répugnait au point de s’abandonner à une mort déshonorante. Je sais que la malédiction de Yogo se manifeste encore régulièrement chez ses descendants, mais je n’aurais jamais imaginé qu’un tel drame puisse toucher Ikumi-sama et Sheru-sama. En tout cas pas avec une telle ampleur.

Yuki-san allonge la dépouille de feu son amie, lui fermant les yeux du plat de la main. Elle lui ôte son masque, un memento mori qu’elle glisse dans son kimono.

Autour de nous, le chaos.

Beaucoup se précipitent en direction du Champion du Scorpion, mais désarmés, hommes et femmes se font exécuter sans sommation. Une femme hurle sans discontinuer, son esprit sombrant dans la folie. Pire, un homme s’arrache les yeux, incapable de supporter la vue de son Empereur décapité. Là, une femme se précipite pour récupérer la lame d’un miharu tombée au sol pour se suicider dans un simulacre de seppuku.

Le sol est poisseux de sang.

Des cris se font entendre plus loin dans le palais. J’imagine le plan des Scorpion en train de se déployer comme un bouton floral qui s’épanouit à la lumière de l’aube.

Yogo Shuri, l’oncle d’Ikumi et daimyo de la famille Yogo s’avance en direction de Bayushi Shoju. Le patriarche fixe son suzerain sans un mot alors qu’il marche d’un pas déterminé en direction du cordon de samouraïs qui brandissent leurs lames ensanglantées. Mon regard de courtisan ne peut s’empêcher de remarquer qu’un test de loyauté se déroule sous nos yeux. Les lames s’écartent à la dernière seconde pour laisser passer Yogo-dono qui rejoint le régicide à son côté.

Bayushi Kachiko pose une main sensuelle sur l’épaule de Kazehiko-kun qui semble hésiter à déchaîner la fureur des kamis, ses poings serrés toujours crépitant d’étincelles de jade. J’entends à peine sa voix suave glisser au shugenja du vide :

« Le feu de votre colère servira sans doute, mais pas aujourd’hui. »

Il sursaute, comme se réveillant soudain. Ses yeux sont plein de larmes et il reste coi, désespéré.

Kakita-sama, ou plutôt « Yogo-sama », saisit lentement le couteau qui a ôté la vie de son épouse. Il retrouve la parole et échange quelques mots avec nous. Il ne sait pas comment réagir. Sa vie a toujours été dictée par l’honneur. Mais la situation actuelle est inédite… Doit-il prendre les armes pour lutter contre ce coup d’État ? Doit-il accepter les plans de son nouveau suzerain ? Son nouveau daimyo lui accorderait-il le seppuku ? C’est j’imagine le genre de questions qui le taraudent.

La confusion semble le gagner quand il tente mollement de se suicider en se plantant le couteau dans le ventre, me forçant à lui arracher. Je confie la lame meurtrière à Yuki-san, qui sera ensuite désarmée par un sergent Scorpion attentif.

Sur une intervention de Bayushi Kachiko, des hommes viennent en aide à Sheru-sama et un shugenja lui apporte les premiers soins. Yogo Sheru-sama est complètement amorphe. Il se laisse faire comme un pantin désarticulé. Quelque-chose vient de rompre en lui, et cela me rend profondément triste.

J’observe à nouveau l’assassin de l’Empereur. Très calme, il a rengainé son katana et fait face au trône. Il ne s’y assoie pas. Je remarque que les convives qui ne se sont pas précipités dans sa direction sont toujours en vie.

Un groupe de bushi évacue les otages survivants dans une pièce annexe. Sur ordre de Kachiko-sama, nous sommes séparés d’eux, isolés puis conduits au cinquième étage où se trouve la salle d’audience privée de l’Empereur. Là se trouvent déjà plusieurs personnalités. Je reconnais Kuni Fujiko-sama, shugenja du Crabe, Ambassadrice officielle de son clan à la cité impériale. Une femme plutôt jeune pour exercer une charge de cette importance, mais l’âge n’est pas un gage de compétence. Malgré le contexte, elle semble sereine et attentive. J’aperçois aussi Yasuki Taka-dono, le daimyo de la famille Yasuki, un homme que je connais de réputation : celle d’un marchand talentueux qui a construit une grande fortune et renforcé l’influence économique du clan du Crabe. L’homme est plutôt âgé mais affiche une mine débonnaire. Derrière lui, il est assisté par un visage connu : Yasuki Genji-san, un marchand affable croisé à Kenson Gakka avec lequel Ayame-chan a échangé à plusieurs reprises.

En ce jour funeste, aucun détail ne doit m’échapper et la présence de ces personnes a forcément une signification importante.

A peine le temps d’échanger quelques civilités que Bayushi Shoju fait son entrée sous bonne escorte, accompagné de Kachiko et Yogo-dono. Sans nous adresser un regard, il s’arrête devant le trône, pose une main dessus et murmure d’une voix rauque :

« Avec la mort d’Hantei, la prophétie ne pourra s’accomplir. Le Dieu Sombre n’anéantira pas l’Empire. Au crépuscule de la vie d’un homme, vient l’aube d’un nouvel Empire. »

Il s’assied sur le trône et fixe un regard sombre sur les personnes présentes dans la salle. Ses hommes s’inclinent devant l’Empereur Shoju premier. Ces quelques mots résonnent en moi, c’est un début de réponse à mes questions.

« Et qu’en est-il de notre famille ? » l’interpelle Kuni Fujiko-sama.

L’Empereur autoproclamé lui rétorque d’une voix avenante :

« Un message a été envoyé à votre daimyo, Hida Kizada. Nous aviserons selon sa réponse. Pour l’heure, en tant qu’invités de l’Empereur Shoju, vous pouvez garder… une certaine liberté. »

Sur un signe de tête, les bushi Scorpion nous font sortir de la salle. Je vois Kazehiko-kun et Yuki-san s’échanger des regards, et je suppose qu’ils usent de leur leg de Fragment du Vide pour deviser en silence. Le jeune Isawa m’expliquera après coup qu’il planifiait de s’enfuir la nuit venue car il était hors de question qu’il devienne une monnaie d’échange pour sa famille. Et c’est tout à son honneur.

Alors que nous sommes menés à travers le palais vers nos quartiers pour la nuit, une embuscade surprend notre escorte. Ce sont des miharu survivants, accompagnés d’un bushi connu de Kazehiko-san du nom de Seppun Mazu. Est-ce qu’ils viennent pour nous libérer ? Toujours la tête pleine de réflexions et de conjectures, je ne sais plus qui est ami, qui est ennemi.

Yogo Sheru-sama profite de la confusion pour prendre la tangente. Yuki-san et Kazehiko-san se posent moins de questions que moi et n’hésitent pas une seconde, ralliant le camp des miharu. Yuki-san subtilise le wakizashi dans son fourreau à l’un des gardes Scorpion. Le shugenja Phénix laisse enfin éclater sa colère et une boule de feu frappe un Scorpion de plein fouet.

Voyant les siens ayant maille à partir, Sheru-sama se réveille subitement. Il brise d’un coup de coude le présentoir décorant le couloir et se saisit du katana orné qui s’y trouve. La lame qu’il dégaine est très ancienne et sûrement le travail d’un maître artisan. Je ne peux m’empêcher de penser à mon forgeron de frère qui réside dans les terres Mirumoto. J’espère que lui et le reste de notre famille survivront à l’âge sombre dans lequel nous entrons.

Cette humble prière dissipe le chaos de mes pensées. Je prends une grande inspiration.

En expirant, j’ôte d’un geste le haut de mon kimono, révélant mes tatouages sacrés de moine Ise-Tsumi.

Tant que je serai en vie, j’honorerai mes serments.

つ づ く
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Lignes de Fuite
竜也の物語

Le combat tourne court rapidement. L’antique marqueterie du palais impérial est poisseux du sang des samouraïs tombés au combat. Les bushi Scorpion survivants se désengagent du combat. L’embuscade tendue par les miharu menés par un Seppun Mazu exsangue est concluante. L’officier est en effet mal en point. Je ne suis pas le seul à le remarquer, car Kazehiko-kun puise dans ses réserves pour conjurer les kamis du vide. Le miroitement sur la peau du blessé et sa mine soulagée prouve que la bénédiction du jeune shugenja est un succès. Yuki-san et Seppun-san échangent quelques mots, puis rengainent leurs lames.

Le combat terminé, Yogo Sheru-sama retourne jusqu’au présentoir brisé par son coude. Il récupère le fourreau qui gît dans les débris de verre. Il rengaine le katana et le passe à sa ceinture, avant d’aller explorer les pièces alentours.

J’arrache un morceau de bannière d’apparat pour réaliser un bandage de fortune pour le vaillant Kazehiko, qui a reçu une belle estafilade dans la mêlée. En effet, les shugenja sont bien incapables de se soigner eux-mêmes et ne peuvent dispenser la bénédiction des kamis qu’à autrui.

Seppun Mazu-san nous enjoint à ne pas rester là et à le suivre. Selon lui, des renforts Scorpion ne tarderont pas passer par là car plusieurs escouades traquent le fils d’Hantei. Il précise aussi que la Cité Interdite a été bouclée par les forces Scorpion dès les premiers moments du coup d’état. Ce faisant, il jauge du regard Sheru-sama et son kimono cérémoniel blanc et rouge qui arbore les mon de la famille Yogo. Nous le convainquons rapidement que Yogo Sheru-sama est un homme d’honneur.

Notre guide se plaque contre une paroi d’apparence quelconque qu’il fait pivoter. Nous pénétrons par ce passage secret dans le dédale caché de la Cité Interdite. Après une série d’étroits couloirs poussiéreux nous franchissons une trappe, descendons à l’échelle jusqu’à un étage où nous devons marcher à croupi pendant quelques temps.

Je suis complètement désorienté quand enfin nous pénétrons dans une vaste pièce. C’est une sorte de dojo secret, avec ses tatamis et ses râteliers d’armes. Une dizaine de miharu sont présents, certains blessés, ainsi que quelques courtisans. Je reconnais plusieurs membres de la famille impériale, des kuge de la famille Otomo.

La fenêtre ouverte offre une vue imprenable sur la cité. Mais ce crépuscule d’automne n’invite pas à la contemplation. De nombreux incendies sont visibles dans tout la ville. Aucun quartier ne semble épargné. Bayushi Shoju-dono et son état-major ont dû méticuleusement planifier l’attaque de toutes les cibles stratégiques de la ville, à commencer par les différentes casernes qui émaillent la cité impériale. Plus proche de nous, une colonne de fumée noire s’échappe d’un des palais intérieur de la cité interdite. Et que je sache, c’est là chose inédite. Même du temps d’Hantei XVI, le Chrysanthème d’Acier aux maintes folies, pareil blasphème n’avait pas été commis.

Mille escarbilles
Dansent dans le vent amer —
L’Ordre Céleste.

Quelques courtisans viennent s’enquérir de notre santé. Certains chuchotent derrière leurs longues manches de soie en voyant l’emblème des Yogo orner la tenue de Sheru.

Nous retrouvons un peu d’intimité pour enfin discuter tous les quatre de la situation dans laquelle nous nous trouvons. C’est la première fois depuis que la tête de l’Empereur a roulé sous nos yeux que nous pouvons réfléchir et discuter. Sheru-sama dégaine et observe de plus près la lame de son katana. Il demeure quelques réflexes de ma vie passée, car je trouve la lame fort belle et j’ai pendant un instant fugace l’envie de m’en saisir.

Cela me rappelle un aphorisme que me récitait jadis mon père, que je partage alors à Sheru-sama :

« L’homme forge le sabre. Le sabre forge l’homme. »

Comme les deux faces d’une même pièce. Ce n’est pas pour rien qu’on murmure des histoires de sabres bénis ou maudits au coin du feu les soirs de veillée. Aussi, sitôt que j’en aurais le loisir, je me renseignerai sur l’histoire de la récente acquisition de Yogo Sheru-sama. Si c’est une lame de maître, je parviendrai peut-être à retrouver sa trace.

Ce qui semble être un ministre, à bien regarder sa mise, s’avance vers nous, escorté d’un miharu. Il s’agit de l’honorable Otomo Aki-sama, haut magistrat à la cour de l’Empereur. L’homme essaie tant bien que mal d’évaluer notre loyauté, mais il est difficile pour lui de faire la fine bouche en ces temps troublés. En voyant Kazekiko-kun parmi nous, il nous révèle que son maître Isawa-dono et sa fille seraient toujours dans l’enceinte de la Cité Interdite. Il demande au Phénix d’essayer de contacter son maître. Kazehiko s’y essaye à deux reprises, mais sans succès. Ses petits moineaux guidés par les kamis volettent en rond au-dessus de sa tête avant de se disperser. Le magistrat a une autre doléance : il demande à Daidoji Yuki-san de prêter main forte à Seppun Mazu-san, ce dernier essayant d’échafauder un plan.

Cette dernière va trouver le bushi qui lui confie vouloir organiser deux groupes. Un groupe pour tenter une sortie et évacuer les courtisans par la porte la moins gardée. Et un autre groupe pour retrouver la trace de l’héritier d’Hantei, et de lui prêter secours. Dans les deux cas, la tâche semble ardue… voire suicidaire. Yuki-san l’aide toutefois à préparer son plan.

Le temps est venu de parler de l’assassinat de l’Empereur Hantei XXXVIII, le Fils des Cieux en personne, de la main même d’un de ses plus proches conseillers. Comment pareil complot a pu être oudi sans être découvert ? Je décide de livrer ce que je sais à mes amis : Togashi Yokuni-dono était peut-être au courant, puisqu’il m’a ordonné de transmettre l’ordre de rapatriement des Dragons de la Capitale. Ses mots résonnent encore en moi.

« Si un grand malheur arrivait, et qu’en voulant l’empêcher, vous causiez un malheur encore plus grand, auriez-vous fait le bon choix ? »

Il n’y a pas de bonne réponse à cette question.

Kazehiko-kun nous fait part de son sentiment. Il est d’avis de partir à la recherche de l’héritier légitime du trône, Sotorii-dono, le fils d’Hantei. Yuki-san regrette de ne pouvoir interroger ses supérieurs Daidoji en ce moment-même. Pour ma part, je suis prêt à miser une bouteille de saké que son clan est déjà en route vers la capitale avec son armée. Sheru-sama préfèrerait que nous participions à l’exfiltration des courtisans.

Finalement l’unique question qui hante notre maître Yogo Sheru-sama c’est de savoir ce qui est le plus honorable à faire dans les circonstances actuelles. Qu’est-ce que dicte le bushido dans pareille situation ?

« Suivre ses Maîtres. »

Oui… mais qui sont-ils aujourd’hui ? Après mûre réflexion, il y a deux cas de figures possibles. Si l’héritier est toujours en vie, alors le sauver et s’assurer qu’il puisse accéder au trône est la chose la plus honorable à faire, et ce, même si le daimyo du Scorpion n’y est pas favorable. Dans l’autre cas de figure, si l’héritier est décédé ou incapable de monter sur le trône, alors Sheru-sama devrait tout mettre en œuvre pour sa famille et son clan :

« Le daimyo ordonne, le bushi obéit. »

Dans les deux cas, il nous faut savoir si l’héritier d’Hantei est encore vivant.

Cela nous convainque tous que c’est donc la meilleure chose à faire : trouver Sotorii… même si nous devons y laisser la vie.

つ づ く

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L'Espoir Dérobé
竜也の物語

L’ambiance dans le dojo était lourde, les mines sévères. Car l’heure est au départ. L’escouade menée par Seppun Mazu-san escompte faire une percée pour exlfiltrer le groupe de courtisans et ministres sous sa responsabilité. Deux miharu resteront ici en faction pour accueillir d’éventuels fuyards survivants.

Quant à notre petit groupe, il doit aussi quitter ce havre temporaire qui nous a permis de recouvrir nos esprits et de nous fixer un but. Car Il n’y a pas de temps à perdre : nous devons retrouver l’héritier légitime du trône impérial pour le protéger et le mettre en lieu sûr. Un des miharu nous indique où se trouve l’appartement de Sotorii-dono, deux étages au-dessus. Il nous met en garde : le lieu grouille d’escouade Scorpion, qui le traque tout autant. Après un temps d’hésitation, le garde d’élite nous livre sa pensée : mieux vaut selon lui enquêter deux étages plus bas du côté de son dojo privé, un patio à ciel ouvert dans lequel il a pris l’habitude de s’entraîner.

Pour ce faire, nous empruntons le passage secret qui nous avait mené dans le dojo dans l’autre sens. Je vois dans la démarche volontaire de Yogo Sheru-sama que passé la stupeur de la mort de son épouse et de l’assassinat de l’Empereur, la détermination est de retour. Il existe encore une voie honorable. Il est paré pour le combat : son daisho au côté, une armure légère de bois laqué ainsi qu’un mempo noir qui masque le bas de son visage.

Rompue à l’exercice, c’est Yuki-san qui nous guide dans le dédale de bois et de poussière. Elle nous dit où mettre nos pieds pour éviter les sons indésirables. Alors que nous pénétrons dans une antichambre, la chaine du kusarigama de Kazehiko-kun tombe par terre. Le bruit attire une patrouille de quatre bushi Scorpion. Parmi eux, nous reconnaissons le jeune Norihide-san, le grand frère de la petite Rika, que nous avions libéré de la malédiction du fabricant de masque à Kyuden Bayushi l’année précédente. L’homme nous reconnaît, ce qui laisse un peu de temps à Yogo Sheru-sama pour engager la conversation. En habile courtisan, il parvient à convaincre les Scorpion de nous laisser aller sans trop leur en révéler sur notre mission.

Nous arrivons enfin dans le patio où l’héritier du trône d’Emeraude avait l’habitude de s’entraîner. Un vieil acer projette son ombre sur des dalles de terre cuites polis par les pas. Le lieu est vide de toute présence et nous ne découvrons aucun indice.

Un esclandre non loin. Le bruit des lames qui s’entrechoquent.

Depuis un couloir proche, nous apercevons un guerrier du Lion dans une antique armure rouge aux prises avec la patrouille rencontrée tout à l’heure. L’homme seul se bat avec courage mais il ne fera pas le poids face à quatre bushi.

Daidoji Yuki interpelle alors Yogo Sheru :

« Ne serait-ce pas l’homme que nous recherchions ? »

Mon jeune maître la regarde avec stupeur : « Non, je ne crois pas. »

La mine dépitée, Yuki-san soupire de déception. Je gage qu’elle aurait voulu que nous fassions du Lion notre prisonnier pour l’interroger. Mais Yogo Sheru-sama a été pris au dépourvu par la question directe, et son honnêteté a pris le dessus.

Le guerrier Lion meurt en une passe d’arme. Je prie silencieusement pour qu’il rejoigne ses ancêtres. Deux des soldats Scorpion sont sévèrement blessés, ils vont sûrement mourir de leurs blessures. Kazehiko-kun attends que les Scorpion quittent la scène pour s’approcher du cadavre du Lion. C’était un garde d’élite. Le shugenja adresse une prière aux kamis pour le salut de son âme, les mains jointes, les yeux fermés.

Yuki-san est à l’initiative et mène notre petit groupe dans les escaliers. Au troisième étage, nous découvrons un espace dévolu aux invités, ainsi qu’une salle de réception. Là gisent plusieurs corps de bushi Scorpion. Des traces de sang au sol nous mène jusqu’à une petite pied dédiée au service. Nous découvrons un autre garde d’Elite du Lion, son armurée dorée maculée de sang. Il était visiblement en train de se préparer au seppuku.

L’homme s’appelle Akodo Sofu-san, et il était attaché à la garde du fils des Cieux, celui-là même que nous cherchons si ardemment.

Et la nouvelle qu’il nous livre tombe comme un couperet.

« Le fils des kamis est mort. »

Il a vu de ses yeux le fils de l’Empereur dont il avait la garde mourir sous les lame des Scorpions. Ils ont formé un dernier carré, lui et la garde rapproché de l’héritier. Les Scorpions ont lancé l’assaut et ce fut un bain de sang.

Son frère était plus vaillant que lui et il est descendu trouver la mort au combat. Selon lui, Akodo Toturi, son maître, serait le seul à pouvoir réunir une armée pour tenir tête à l’usurpateur. Kazehiko-kun manifeste son désir de rejoindre cette résistance. Yuki-san est plus réservée et évoque la possibilité de s’entretenir avec le daimyo de son clan, Daidoji-dono.

Isawa Kazehiko-san assiste Akodo Sofu-san pour son seppuku. Sa main ne tremble pas. En tant que yojimbo, le samurai du Lion a en effet échoué à assurer la garde de Sotorii-dono. Le suicide rituel est un moyen pour lui de laver une telle perte d’honneur au regard de l’ordre céleste. Il pourra se réincarner de nouveau et tenter d’accomplir son dharma.

J’adresse une prière aux kami pour le salut de son âme.

Le témoignage de feu Akodo Sofu-san est sans appel. Notre dernier espoir vient de mourir comme la lueur d’une luciole face au lever du jour.

Une mare de sang.
Dans l’agonie du fauve,
L’espoir dérobé.

Droiture. Gi 義
Courage. Yū 勇
Bienveillance. Jin 仁
Politesse. Rei 礼
Sincérité. Makoto 誠
Honneur. Meiyō 名誉
Et… Loyauté. Chūgi 忠義,

Telles sont les vertus décrites par le kami Akodo dans ce qui forme aujourd’hui le code du Bushido. Et c’est bien cette dernière vertu que Yogo Sheru-sama va avoir du mal à honorer désormais.

Même si on ne devient pas Empereur en tuant le dernier Empereur, le daimyo de Sheru-sama est indiscutablement Yogo-dono, qui est partie prenante dans ce coup d’état, un défi lancé à l’ordre céleste.

En effet, c’est jadis le tournoi des Kami qui permis à Hantei d’accéder à la charge d’Empereur. Et ce serait le kami Shiba qui serait arrivé le suivant, plutôt que Bayushi. D’un point de vue plus pragmatique, on pourrait aussi considérer qu’un conseil réunissant les Champions des Clans, héritiers des kamis d’autrefois, serait capable d’arbitrer le dilemme.

C’est pourquoi il n’y a plus de voie honorable pour Yogo Sheru-sama.

S’il suit aveuglément Yogo-dono, il approuve l’hérésie de Bayushi Shoju.

S’il rejoint les armées de ceux qui s’opposent au coup d’état, c’est refuser de suivre les ordres de son maître, Yogo-dono.

S’il se suicide dans un seppuku, il lave une partie de l’honneur perdu et confie à sa prochaine réincarnation le soin d’accomplir son dharma.

S’il devient ronin, un « homme-vague », il rompt avec son maître pour devenir un paria. Il perds beaucoup de son honneur mais conserve l’espoir de le reconquérir dans cette incarnation.

Je ne sais quelle voie mon jeune maître va emprunter, mais je respecterai son choix et le supporterai jusqu’au bout.

つ づ く

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