Les Fragments du Vide

Lignes de Fuite
竜也の物語

Le combat tourne court rapidement. L’antique marqueterie du palais impérial est poisseux du sang des samouraïs tombés au combat. Les bushi Scorpion survivants se désengagent du combat. L’embuscade tendue par les miharu menés par un Seppun Mazu exsangue est concluante. L’officier est en effet mal en point. Je ne suis pas le seul à le remarquer, car Kazehiko-kun puise dans ses réserves pour conjurer les kamis du vide. Le miroitement sur la peau du blessé et sa mine soulagée prouve que la bénédiction du jeune shugenja est un succès. Yuki-san et Seppun-san échangent quelques mots, puis rengainent leurs lames.

Le combat terminé, Yogo Sheru-sama retourne jusqu’au présentoir brisé par son coude. Il récupère le fourreau qui gît dans les débris de verre. Il rengaine le katana et le passe à sa ceinture, avant d’aller explorer les pièces alentours.

J’arrache un morceau de bannière d’apparat pour réaliser un bandage de fortune pour le vaillant Kazehiko, qui a reçu une belle estafilade dans la mêlée. En effet, les shugenja sont bien incapables de se soigner eux-mêmes et ne peuvent dispenser la bénédiction des kamis qu’à autrui.

Seppun Mazu-san nous enjoint à ne pas rester là et à le suivre. Selon lui, des renforts Scorpion ne tarderont pas passer par là car plusieurs escouades traquent le fils d’Hantei. Il précise aussi que la Cité Interdite a été bouclée par les forces Scorpion dès les premiers moments du coup d’état. Ce faisant, il jauge du regard Sheru-sama et son kimono cérémoniel blanc et rouge qui arbore les mon de la famille Yogo. Nous le convainquons rapidement que Yogo Sheru-sama est un homme d’honneur.

Notre guide se plaque contre une paroi d’apparence quelconque qu’il fait pivoter. Nous pénétrons par ce passage secret dans le dédale caché de la Cité Interdite. Après une série d’étroits couloirs poussiéreux nous franchissons une trappe, descendons à l’échelle jusqu’à un étage où nous devons marcher à croupi pendant quelques temps.

Je suis complètement désorienté quand enfin nous pénétrons dans une vaste pièce. C’est une sorte de dojo secret, avec ses tatamis et ses râteliers d’armes. Une dizaine de miharu sont présents, certains blessés, ainsi que quelques courtisans. Je reconnais plusieurs membres de la famille impériale, des kuge de la famille Otomo.

La fenêtre ouverte offre une vue imprenable sur la cité. Mais ce crépuscule d’automne n’invite pas à la contemplation. De nombreux incendies sont visibles dans tout la ville. Aucun quartier ne semble épargné. Bayushi Shoju-dono et son état-major ont dû méticuleusement planifier l’attaque de toutes les cibles stratégiques de la ville, à commencer par les différentes casernes qui émaillent la cité impériale. Plus proche de nous, une colonne de fumée noire s’échappe d’un des palais intérieur de la cité interdite. Et que je sache, c’est là chose inédite. Même du temps d’Hantei XVI, le Chrysanthème d’Acier aux maintes folies, pareil blasphème n’avait pas été commis.

Mille escarbilles
Dansent dans le vent amer —
L’Ordre Céleste.

Quelques courtisans viennent s’enquérir de notre santé. Certains chuchotent derrière leurs longues manches de soie en voyant l’emblème des Yogo orner la tenue de Sheru.

Nous retrouvons un peu d’intimité pour enfin discuter tous les quatre de la situation dans laquelle nous nous trouvons. C’est la première fois depuis que la tête de l’Empereur a roulé sous nos yeux que nous pouvons réfléchir et discuter. Sheru-sama dégaine et observe de plus près la lame de son katana. Il demeure quelques réflexes de ma vie passée, car je trouve la lame fort belle et j’ai pendant un instant fugace l’envie de m’en saisir.

Cela me rappelle un aphorisme que me récitait jadis mon père, que je partage alors à Sheru-sama :

« L’homme forge le sabre. Le sabre forge l’homme. »

Comme les deux faces d’une même pièce. Ce n’est pas pour rien qu’on murmure des histoires de sabres bénis ou maudits au coin du feu les soirs de veillée. Aussi, sitôt que j’en aurais le loisir, je me renseignerai sur l’histoire de la récente acquisition de Yogo Sheru-sama. Si c’est une lame de maître, je parviendrai peut-être à retrouver sa trace.

Ce qui semble être un ministre, à bien regarder sa mise, s’avance vers nous, escorté d’un miharu. Il s’agit de l’honorable Otomo Aki-sama, haut magistrat à la cour de l’Empereur. L’homme essaie tant bien que mal d’évaluer notre loyauté, mais il est difficile pour lui de faire la fine bouche en ces temps troublés. En voyant Kazekiko-kun parmi nous, il nous révèle que son maître Isawa-dono et sa fille seraient toujours dans l’enceinte de la Cité Interdite. Il demande au Phénix d’essayer de contacter son maître. Kazehiko s’y essaye à deux reprises, mais sans succès. Ses petits moineaux guidés par les kamis volettent en rond au-dessus de sa tête avant de se disperser. Le magistrat a une autre doléance : il demande à Daidoji Yuki-san de prêter main forte à Seppun Mazu-san, ce dernier essayant d’échafauder un plan.

Cette dernière va trouver le bushi qui lui confie vouloir organiser deux groupes. Un groupe pour tenter une sortie et évacuer les courtisans par la porte la moins gardée. Et un autre groupe pour retrouver la trace de l’héritier d’Hantei, et de lui prêter secours. Dans les deux cas, la tâche semble ardue… voire suicidaire. Yuki-san l’aide toutefois à préparer son plan.

Le temps est venu de parler de l’assassinat de l’Empereur Hantei XXXVIII, le Fils des Cieux en personne, de la main même d’un de ses plus proches conseillers. Comment pareil complot a pu être oudi sans être découvert ? Je décide de livrer ce que je sais à mes amis : Togashi Yokuni-dono était peut-être au courant, puisqu’il m’a ordonné de transmettre l’ordre de rapatriement des Dragons de la Capitale. Ses mots résonnent encore en moi.

« Si un grand malheur arrivait, et qu’en voulant l’empêcher, vous causiez un malheur encore plus grand, auriez-vous fait le bon choix ? »

Il n’y a pas de bonne réponse à cette question.

Kazehiko-kun nous fait part de son sentiment. Il est d’avis de partir à la recherche de l’héritier légitime du trône, Sotorii-dono, le fils d’Hantei. Yuki-san regrette de ne pouvoir interroger ses supérieurs Daidoji en ce moment-même. Pour ma part, je suis prêt à miser une bouteille de saké que son clan est déjà en route vers la capitale avec son armée. Sheru-sama préfèrerait que nous participions à l’exfiltration des courtisans.

Finalement l’unique question qui hante notre maître Yogo Sheru-sama c’est de savoir ce qui est le plus honorable à faire dans les circonstances actuelles. Qu’est-ce que dicte le bushido dans pareille situation ?

« Suivre ses Maîtres. »

Oui… mais qui sont-ils aujourd’hui ? Après mûre réflexion, il y a deux cas de figures possibles. Si l’héritier est toujours en vie, alors le sauver et s’assurer qu’il puisse accéder au trône est la chose la plus honorable à faire, et ce, même si le daimyo du Scorpion n’y est pas favorable. Dans l’autre cas de figure, si l’héritier est décédé ou incapable de monter sur le trône, alors Sheru-sama devrait tout mettre en œuvre pour sa famille et son clan :

« Le daimyo ordonne, le bushi obéit. »

Dans les deux cas, il nous faut savoir si l’héritier d’Hantei est encore vivant.

Cela nous convainque tous que c’est donc la meilleure chose à faire : trouver Sotorii… même si nous devons y laisser la vie.

つ づ く

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L'Espoir Dérobé
竜也の物語

L’ambiance dans le dojo était lourde, les mines sévères. Car l’heure est au départ. L’escouade menée par Seppun Mazu-san escompte faire une percée pour exlfiltrer le groupe de courtisans et ministres sous sa responsabilité. Deux miharu resteront ici en faction pour accueillir d’éventuels fuyards survivants.

Quant à notre petit groupe, il doit aussi quitter ce havre temporaire qui nous a permis de recouvrir nos esprits et de nous fixer un but. Car Il n’y a pas de temps à perdre : nous devons retrouver l’héritier légitime du trône impérial pour le protéger et le mettre en lieu sûr. Un des miharu nous indique où se trouve l’appartement de Sotorii-dono, deux étages au-dessus. Il nous met en garde : le lieu grouille d’escouade Scorpion, qui le traque tout autant. Après un temps d’hésitation, le garde d’élite nous livre sa pensée : mieux vaut selon lui enquêter deux étages plus bas du côté de son dojo privé, un patio à ciel ouvert dans lequel il a pris l’habitude de s’entraîner.

Pour ce faire, nous empruntons le passage secret qui nous avait mené dans le dojo dans l’autre sens. Je vois dans la démarche volontaire de Yogo Sheru-sama que passé la stupeur de la mort de son épouse et de l’assassinat de l’Empereur, la détermination est de retour. Il existe encore une voie honorable. Il est paré pour le combat : son daisho au côté, une armure légère de bois laqué ainsi qu’un mempo noir qui masque le bas de son visage.

Rompue à l’exercice, c’est Yuki-san qui nous guide dans le dédale de bois et de poussière. Elle nous dit où mettre nos pieds pour éviter les sons indésirables. Alors que nous pénétrons dans une antichambre, la chaine du kusarigama de Kazehiko-kun tombe par terre. Le bruit attire une patrouille de quatre bushi Scorpion. Parmi eux, nous reconnaissons le jeune Norihide-san, le grand frère de la petite Rika, que nous avions libéré de la malédiction du fabricant de masque à Kyuden Bayushi l’année précédente. L’homme nous reconnaît, ce qui laisse un peu de temps à Yogo Sheru-sama pour engager la conversation. En habile courtisan, il parvient à convaincre les Scorpion de nous laisser aller sans trop leur en révéler sur notre mission.

Nous arrivons enfin dans le patio où l’héritier du trône d’Emeraude avait l’habitude de s’entraîner. Un vieil acer projette son ombre sur des dalles de terre cuites polis par les pas. Le lieu est vide de toute présence et nous ne découvrons aucun indice.

Un esclandre non loin. Le bruit des lames qui s’entrechoquent.

Depuis un couloir proche, nous apercevons un guerrier du Lion dans une antique armure rouge aux prises avec la patrouille rencontrée tout à l’heure. L’homme seul se bat avec courage mais il ne fera pas le poids face à quatre bushi.

Daidoji Yuki interpelle alors Yogo Sheru :

« Ne serait-ce pas l’homme que nous recherchions ? »

Mon jeune maître la regarde avec stupeur : « Non, je ne crois pas. »

La mine dépitée, Yuki-san soupire de déception. Je gage qu’elle aurait voulu que nous fassions du Lion notre prisonnier pour l’interroger. Mais Yogo Sheru-sama a été pris au dépourvu par la question directe, et son honnêteté a pris le dessus.

Le guerrier Lion meurt en une passe d’arme. Je prie silencieusement pour qu’il rejoigne ses ancêtres. Deux des soldats Scorpion sont sévèrement blessés, ils vont sûrement mourir de leurs blessures. Kazehiko-kun attends que les Scorpion quittent la scène pour s’approcher du cadavre du Lion. C’était un garde d’élite. Le shugenja adresse une prière aux kamis pour le salut de son âme, les mains jointes, les yeux fermés.

Yuki-san est à l’initiative et mène notre petit groupe dans les escaliers. Au troisième étage, nous découvrons un espace dévolu aux invités, ainsi qu’une salle de réception. Là gisent plusieurs corps de bushi Scorpion. Des traces de sang au sol nous mène jusqu’à une petite pied dédiée au service. Nous découvrons un autre garde d’Elite du Lion, son armurée dorée maculée de sang. Il était visiblement en train de se préparer au seppuku.

L’homme s’appelle Akodo Sofu-san, et il était attaché à la garde du fils des Cieux, celui-là même que nous cherchons si ardemment.

Et la nouvelle qu’il nous livre tombe comme un couperet.

« Le fils des kamis est mort. »

Il a vu de ses yeux le fils de l’Empereur dont il avait la garde mourir sous les lame des Scorpions. Ils ont formé un dernier carré, lui et la garde rapproché de l’héritier. Les Scorpions ont lancé l’assaut et ce fut un bain de sang.

Son frère était plus vaillant que lui et il est descendu trouver la mort au combat. Selon lui, Akodo Toturi, son maître, serait le seul à pouvoir réunir une armée pour tenir tête à l’usurpateur. Kazehiko-kun manifeste son désir de rejoindre cette résistance. Yuki-san est plus réservée et évoque la possibilité de s’entretenir avec le daimyo de son clan, Daidoji-dono.

Isawa Kazehiko-san assiste Akodo Sofu-san pour son seppuku. Sa main ne tremble pas. En tant que yojimbo, le samurai du Lion a en effet échoué à assurer la garde de Sotorii-dono. Le suicide rituel est un moyen pour lui de laver une telle perte d’honneur au regard de l’ordre céleste. Il pourra se réincarner de nouveau et tenter d’accomplir son dharma.

J’adresse une prière aux kami pour le salut de son âme.

Le témoignage de feu Akodo Sofu-san est sans appel. Notre dernier espoir vient de mourir comme la lueur d’une luciole face au lever du jour.

Une mare de sang.
Dans l’agonie du fauve,
L’espoir dérobé.

Droiture. Gi 義
Courage. Yū 勇
Bienveillance. Jin 仁
Politesse. Rei 礼
Sincérité. Makoto 誠
Honneur. Meiyō 名誉
Et… Loyauté. Chūgi 忠義,

Telles sont les vertus décrites par le kami Akodo dans ce qui forme aujourd’hui le code du Bushido. Et c’est bien cette dernière vertu que Yogo Sheru-sama va avoir du mal à honorer désormais.

Même si on ne devient pas Empereur en tuant le dernier Empereur, le daimyo de Sheru-sama est indiscutablement Yogo-dono, qui est partie prenante dans ce coup d’état, un défi lancé à l’ordre céleste.

En effet, c’est jadis le tournoi des Kami qui permis à Hantei d’accéder à la charge d’Empereur. Et ce serait le kami Shiba qui serait arrivé le suivant, plutôt que Bayushi. D’un point de vue plus pragmatique, on pourrait aussi considérer qu’un conseil réunissant les Champions des Clans, héritiers des kamis d’autrefois, serait capable d’arbitrer le dilemme.

C’est pourquoi il n’y a plus de voie honorable pour Yogo Sheru-sama.

S’il suit aveuglément Yogo-dono, il approuve l’hérésie de Bayushi Shoju.

S’il rejoint les armées de ceux qui s’opposent au coup d’état, c’est refuser de suivre les ordres de son maître, Yogo-dono.

S’il se suicide dans un seppuku, il lave une partie de l’honneur perdu et confie à sa prochaine réincarnation le soin d’accomplir son dharma.

S’il devient ronin, un « homme-vague », il rompt avec son maître pour devenir un paria. Il perds beaucoup de son honneur mais conserve l’espoir de le reconquérir dans cette incarnation.

Je ne sais quelle voie mon jeune maître va emprunter, mais je respecterai son choix et le supporterai jusqu’au bout.

つ づ く

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