Les Fragments du Vide

Le Cœur d'un Lion

Prologue 1.2, an 35 et an 1120

Le Cœur d'un Lion

Les nuages traversèrent d’un bout à l’autre l’immensité céleste d’un bleu profond, comme s’ils cherchaient à rattraper le vent. Des milliers de clameurs résonnèrent, fusionnant en un unique cri de guerre. Les armées arborant des bannières aux couleurs vives se hérissèrent de sabres dressés par milliers vers le ciel et défiant les ténèbres de s’opposer à l’affrontement qui se préparait.

C’est ici que tout commence, C’est aussi le milieu et la fin car toutes ces choses forment un cercle. On ne tire les leçons qu’en observant l’évolution de ses enfants.

Un guerrier, les yeux brillants, se tourna vers une Dame. " Aujourd’hui sera un jour glorieux, Matsu. " Mille fois, elle avait entendu ces mots et mille fois, elle y avait répondu par un cri de guerre fier et tempétueux. Akodo balaya du regard son armée, observant l’avancée de ses soldats qui faisaient trembler la terre. Les plumes de son casque flottaient au vent tandis qu’il maintenait d’une poigne ferme les rênes de son cheval. À ses côtés attendait une femme aux yeux aussi noirs que la mort, dont les lèvres s’étiraient en un sourire d’expectative.

Akodo Arasou et Matsu Tsuko se tenaient sur le flanc d’une colline, face au soleil qui émergeait devant eux. Ses yeux croisèrent ceux de Tsuko au moment où il desserra la lanière de son casque, " La bataille sera glorieuse " fit-il tout en positionnant son katana dans son obi Cette perspective suffisait à illuminer son regard, le moindre de ses mouvements laissant transparaître une assurance emplie de fierté. Tsuko lui adressa un rictus féroce comme unique réponse, avant de se tourner vers les forces du Clan du Lion rassemblées dans la plaine en contrebas. Le soleil pointait à l’horizon, dardant de ses rayons le château et l’armée rassemblée. Toshi Ranbo wo Shien Shite Reigisaho – le château du Clan du Lion -, pris par le Clan de la Grue à force de diplomatie. Par sa lâcheté.

" Il est temps de reprendre le château de nos ancêtres. " La voix de Arasou était claire et les hommes lui firent une ovation, leurs armes reflétant la couleur cramoisie du soleil levant. " Qui combattra à mes côtés ? "
Les hommes lui répondirent par un ai de bataille tonitruant lancé par la samurai-Io qui se tenait à sa droite. Avant que le soleil ne fût détaché de l’horizon, ta bataille était engagée.

" À droite ! hurla Akodo du haut de son cheval, chargeant aux côtés de ses légions. Ils attaquent par le flanc droit ! Chargez ! "

Les hommes s’exécutèrent, leurs sabres taillant des chemins sanglants dans les rangs adverses. Les aberrations, comme le frère de Akodo aimait à les appeler, vociférèrent leur haine avant de se faire piétiner. Akodo regarda vers le sud et vit les vaillants disciples de Matsu faire face aux monstrueux oni, les mains dégoulinantes de sang et de poison. Matsu, qui les dépassait d’une tête, tenait un énorme sabre à la main_ Elle chargea l’oni le plus grand en rugissant sa haine. Elle le contourna par la droite, pour parer ses griffes, acheva le mouvement de son sabre et le planta dans les jambes du monstre. Des étincelles jaillirent lorsque que le no-dachi traversa les plaques métalliques qui protégeaient la créature, laquelle brailla sous la douleur et la hargne.

Matsu.

Akodo sourit. Quelle fantastique épouse elle aurait fait ! Sa maîtrise du sabre était inégalée, et n’importe quel homme sous ses ordres aurait sacrifié sa vie sans hésiter. Elle incarnait les valeurs de son clan, une véritable Dame Lion. Soudain, des ogres débouchèrent d’une saillie rocheuse et déferlèrent sur Akodo et ses hommes en poussant des hurlements.

" Tsuko ! " cria Arasou. Les nuages de poussière soulevés par les chevaux lancés au galop le firent toussoter et il perdit de vue la samurai-ko. " Tsuko ! ".

Tout près de lui, une unité de lanciers de la famille Daidoji chargeait ses hommes ; il n’y avait pas de temps perdre. Arasou se jeta dans la mêlée, le katana de son père luisant d’une lumière ternie par la pousstere ambiante. La bataille s’engageait mai. Chaque fois que les troupes du Clan du Lion tentaient un assaut contre le château, les samurai du Clan de la Grue les contraient en déversant sur eux de la poix brûlante ou de l’huile enflammée. Alors qu’il séparait la tête du corps d’un adversaire, Arasou vit périr un autre samurai de la famille Akodo. La haine se propagea dans tout son corps et ses coups se firent encore plus enragés.

Arasou fondit sur les combattants de la famille Daidoji. Il empala l’un d’eux sur le yari de son compagnon puis se figea un instant, avant de trancher les mains d’un autre adversaire. Aucune pitié, songea Arasou. Aucune pitié pour ceux qui se mettront en travers de mon chemin.

A sa droite, une légion de la famille Matsu rebroussait chemin sous la nouvelle nuée de flèches qui s’abattaient sur elle. Tsuko et ses soldats se regroupèrent avant de plonger sous la marée de lances des samurai de la famille Daidoji. Dans ses yeux brûlait le feu du combat, d’une ardeur qui rivalisait avec celle des flammes qui dévoraient la poix déversée par ses ennemis. " Matsu ! " cria-t-elle. Elle brandit son sabre, et son cri fut repris en chœur par des centaines de guerriers. Les samurai de la famille Matsu, dont les armures étaient couvertes de sang, se rassemblaient pour repartir au combat. Ils marchèrent sur les corps sans vie de leurs frères et suivirent Tsuko, qui les conduisait droit vers la masse compacte de guerriers du Clan de la Grue.

Arasou pointa son katana. " Là ! fit-il en criant pour se faire entendre malgré le grésillement des flammes. Voilà notre brèche ! " Derrière lui, des samurai s’engouffrèrent dans la trouée percée par les samurai de la famille Matsu, ignorant les hurlements des blessés et les morsures cinglantes des lances.

Akodo sourit en essuyant son katana couvert de sang d’ogre. Trois braves samurai étaient tombés vaillamment, mais ils avaient vu périr la horde démoniaque. Akodo regarda autour de lui. La pluie s’était mise à tomber, résonnant contre son casque. Son poney était mort sous lui, en pleine course. Il se tenait à présent au milieu d’un monceau de cadavres.

" Gloire à l’Empereur ! " cria-t-il, avant de courir vers le cœur de la bataille, qui tournait visiblement mal. Akodo pouvait apercevoir une nuée de visages difformes, tournoyant sur le champ de bataille tel un orage dévastateur et fauchant les samurai sur son passage. Autour de l’Empereur, les hommes de la famille Kakita se resserraient comme un nœud coulant, leurs sabres dégoulinant de sang.

Matsu se retrouvait seule, sa garde d’honneur annihilée. Son armure, partiellement déchiquetée, s’accordait avec son visage qui n’était plus qu’un masque grimaçant de fureur. Akodo se précipita vers elle, se frayant un chemin par de larges moulinets de son sabre.

Surgi de nulle part, un oni se jeta sur lui. D’une flexion du torse, Akodo esquiva les griffes acérées, se retrouva à terre et tenta de planter son sabre dans la poitrine du monstre. Le mouvement fut vif et le coup traversa légèrement la chitine. Du sang noir jaillit et aspergea le visage de Akodo, qui fut aussitôt aveuglé, sous les rires stridents de l’oni. Ne distinguant plus que des ombres, Akodo s’employa à parer les mouvements qu’il percevait, tout en martelant le sol afin de reculer. Il essuya le liquide âcre qui recouvrait ses yeux, en attendant de pouvoir reprendre l’avantage.

Il entendit un grognement, puis un cri, et se fendit en pointant son arme en direction de l’ombre massive qui lui faisait face. Sa lame s’enfonça profondément dans la chair et les tendons et fut stoppée par un os avant de lui être arrachée de la main. Il attendit un instant, mais ne perçut pas la moindre réaction.

Akodo s’efforça de voir à travers le rideau opaque de douleur et de sang qui se formait devant ses yeux. Il finit par apercevoir, penchée sur lui, une femme aux longs cheveux enchevêtrés. Elle plissa les yeux avant de lui tendre son sabre.

" Matsu ! " cria Akodo en constatant que le démon gisait à terre, décapité. Elle lui tendit la main pour l’aider à se relever, avant de le conduire en lieu sûr. A plusieurs reprises, il perçut les cliquetis de la bataille, mais ses yeux ne pouvaient rien distinguer. Des hommes se ruèrent bruyamment à l’assaut et il entendit Matsu leur hurler des ordres en son nom.

Finalement, à l’abri dans le campement personnel de l’Empereur, un soigneur vint s’occuper des blessures d’Akodo. " Votre oeil droit y verra de nouveau, mon Seigneur, mais le gauche… " la voix de l’homme s’évanouit dans un murmure d’inquiétude.

" Cela ira, chuchota Akodo. Je n’ai nul besoin de mes deux yeux pour trouver mon ennemi. " Il marqua une pause. " Matsu ? "

" Je suis là. " Sa voix n’exprimait aucune soumission, aucune déférence. Seule une légère pointe de respect rappelait sa position de vassale.

" Je devrais être à tes côtés, fit-il d’une voix rude, empreinte de colère et de désespoir. Mais ce me sera impossible aujourd’hui. A toi de diriger les armées. " Après un long moment, il ajouta : " Tu avais raison. "

" Nous ne combattrons jamais côte à côte, mon Seigneur. Quelles que soient les forces que vous commandez, murmura Matsu. Tel n’est pas notre destin. " Il entendit son petit rire, puis le rideau en soie de l’entrée de la tente frémit et il se retrouva plongé dans le silence. Un silence troublé par les cris lointains du champ de bataille.

Les lanciers de la famille Daidoji furent repoussés, tombèrent dans les douves du château et devinrent des cibles faciles pour les archers du Clan du Lion. Sans perdre un instant, Tsuko et Arasou se précipitèrent jusqu’aux grilles.

Dos à dos, les samurai des familles Akodo et Matsu combattaient, leurs katana tranchant sans relâche dans les chairs et les os. Ils étaient accompagnés par une centaine de soldats, qui s’engouffrèrent dans le goulet d’étranglement de Toshi Ranbo wo Shien Shite Reigisaho.

" La gloire nous accompagne ! lança Arasou à sa promise, tout en brandissant bien haut son katana. Ce jour restera gravé dans les mémoires ! "

Un cri de guerre s’échappa des lèvres de Tsuko, dont les coups de sabre rivalisaient de férocité avec ceux d’Arasou. Ensemble, Matsu et Akodo combattaient avec une efficacité redoutable. Un trio de samurai de la famille Daidoji surgit de derrière une palissade, leurs katana reflétant furtivement la lumière environnante. Tsuko, poussant un cri féroce, se précipita sur eux. Trompant leur garde, elle parvient à en couper un en deux avant qu’ils aient eu le temps de réagir. Les deux autres samurai pointèrent leurs armes sur elle et arborèrent un sourire circonspect tout en s’approchant.

Jaillissant dans son dos, Arasou se jeta en avant, sans prêter attention à la position figée de Tsuko. Il se rua sauvagement sur les hommes du Clan de la Grue, le sabre miroitant de sang. Ses adversaires étaient vifs, mais il fut le plus rapide. L’un d’eux tenta de le frapper aux jambes, mais il para le coup. Arasou bondit alors en avant, faisant plier son sabre lorsque ce dernier traversa le corps d’un ennemi.

Les samurai du Clan de la Grue se repliaient, poursuivis par Arasou qui les injuriait et les traitait de traîtres, de lâches, de chiens… Il faucha l’air tandis qu’ils battaient en retraite, frappant là où se tenait un adversaire quelques secondes auparavant. Finalement, les samurai de la famille Daidoji cessèrent de reculer, et Arasou se retrouva attiré à l’intérieur, de l’autre côté des grilles, en plein coeur des forces ennemies. Arasou se fendit vigoureusement et l’un d’entre eux tomba en hurlant, le torse transpercé. Un autre adversaire toucha le bras d’Arasou, lui occasionnant une profonde entaille avant de subir la riposte du samurai du Clan du Lion, qui lui trancha la tête.

Trois autres samurai ennemis périrent avant d’avoir pu l’approcher, leurs katana brisés résonnant sur le sol dallé. Arasou haletait, le souffle court, exhalant une furie dévastatrice. Chacun des coups de son katana ôtait la vie d’un de ses adversaires. " Tsuko ! hurla-t-il, Tsuko ! "

Mais les autres samurai du Clan du Lion périssaient autour de lui, leur charge anéantie par l’embuscade tendue par les membres de la famille Daidoji. Du sang coula dans les douves, tandis que de nouveaux samurai du Clan de la Grue continuaient d’affluer. " Tsuko ! " La douleur lui coupait le souffle et lui brouillait la vue. Arasou chancela, maniant son sabre comme une faux, le bras tremblant.

Il baissa les yeux sur sa poitrine et vit des os saillants lui adresser un dernier message.

" Tsu…ko… " Ses lèvres remuèrent, mais aucun son n’en sortit. Quand le soleil disparut à l’horizon, quand la terre fut plongée dans les ténèbres, Arasou était toujours habité par la rage.

Notre destin n’est pas de combattre côte à côte, mon Seigneur. Ces mots résonnaient dans l’esprit de Akodo. Il observa la moine s’approcher. L’étrange petit homme guiderait Matsu dans les ténèbres. Akodo baissa péniblement la tête, et ses doigts caressèrent le pansement qui recouvraient son orbite.

" Il est temps de partir, mon ami, chuchota le moine. Te rappelleras-tu tout ce que je t’ai enseigné ? "

Akodo hocha sa tête endolorie, sa main retombant sur le côté. " Hai Sinsei-sama. Je me souviendrai de tout. Je vous donne ma parole. "

La scène se figea un instant. " Souhaites-tu lui parler avant que nous partions ? " Le moine regarda la haute silhouette qui se dressait sur le flanc de la colline, ses longs cheveux noirs flottant, telle une bannière dans la brise glacée de l’hiver.

Akodo jeta un dernier coup d’œil dans sa direction puis détourna le regard. " Non. Elle connaît mon cœur. Les mots sont vains. "

Tandis que le petit homme s’éloignait, ses mots résonnèrent dans la tête de Akodo. " Il n’est nul chemin si étroit qu’il ne puisse être emprunté que par un homme seul. Pense à tes frères et range-toi à leurs côtés. Dans leurs forces, tu puiseras la tienne. "

" Matsu… " murmura-t-il, mais ils étaient déjà partis.

Tsuko s’agenouilla devant le trône du daimyo de la famille Akodo, la gorge nouée par le serment de fidélité qu’elle devait prêter. Le frère de Arasou s’affala sur le trône comme si ses épaules étaient lestées d’une lourde charge en fer. Il n’avait aucune grâce, aucun don pour l’art du sabre, et sa fougue faisait pâle figure à côté de celle d’Arasou. En fait, ce dignitaire de la famille Akodo ressemblait plus à un diplomate qu’à un guerrier, et ses yeux étaient ceux d’un érudit.

C’était un imbécile.

La gloire dont Arasou avait auréolé la famille Akodo était morte avec lui. Les yeux de Tsuko s’embrasèrent lorsqu’elle murmura les anciennes paroles qui la liaient, elle et sa famille, au nouveau champion.

Un lien à vie avec ce lapin docile. Arasou, mon brave Arasou…. Il vaut mieux que tu sois mort, pour ne jamais voir ce que nous sommes devenus.

Quand elle se releva avant de s’incliner formellement, le nouveau champion l’appela : " Matsu Tsuko-san. "

Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, le voile d’allégeance et de discipline qu’elle s’imposait ne put dissimuler la haine diaphane qui habitait son regard. L’homme assis sur le trône marqua une pause.

" Vous avez enduré une grande perte. Comme nous tous. " Ses yeux croisèrent ceux de Tsuko. " J’espère que nous parviendrons tous les deux à nous comprendre. Le Clan du Lion doit se battre comme un seul homme. "

Tsuko le toisa impétueusement, ne voyant, sur le trône de son Seigneur, que le visage d’un usurpateur. " Non, mon Seigneur. " souffla-t-elle d’un ton à peine respectueux. " Nous ne combattrons jamais côte à côte. Quelles que soient les forces que vous commandez. "

Elle s’inclina à nouveau, puis se retourna pour quitter la salle.

" Tsuko… " lui lança-t-il, la voix empreinte d’amertume.

Elle se retourna, ses yeux noirs de jais aussi perçants que des flèches. " Vous ne serez jamais Arasou. "

" Non, répondit le nouveau Champion du Clan du Lion, d’une voix vibrante soudainement forte. Je serai Toturi, et tu obéiras à mes ordres. C’est tout ce que tu dois savoir. "

Tsuko plissa les yeux et retroussa les lèvres dans un rictus animal. Puis, dans un grand effort de volonté, elle s’inclina sèchement. Derrière elle, la porte se referma dans un soupir feutré.

Assis sur le trône poli de ses ancêtres, le nouveau Champion de la maison Akodo ferma ses yeux fatigués.

Récit en introduction de la
deuxième partie du scénario " L’Ombre de la Guerre "

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Orion_JdR